Konshu Ep1

Note préalable de l'auteur : Les passages "parlés"  sont dans un français douteux, du genre sur lequel un troupeau de Yelks serait passé, aller et retour. Les personnages étant des survivants, pas des prix Goncourt, vous les en excuserez ; merci pour eux.
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Il faisait noir dans le fruit évidé où habitait la famille du forgeron, Réa se hissa laborieusement à l’intérieur ; son oreille exercée saisit la respiration de son garçon, pas assez ample et lente, il était éveillé.

« Tu peux découvrir le foyer, Konshu. »

Tirant un levier, le garçon fit remonter la hôte qui couvrait le foyer de la forge, la lumière rougeoyante et la chaleur investirent la petite maisonnée ; Réa était épuisée, en sueur ; son armure portait les traces d’un combat récent. Konshu sortit une terrine de son emplacement sous le four, et apporta le reste de ragoût de racines sur la table pour que sa mère puisse manger ; il posait les couverts en bois quand Réa l’interrompit.

« Ton père ne rentrera pas. »

C’était aussi simple que ça, le ton n’impliquait rien de temporaire ; Konshu rangea le bol et la cuiller de son père puis aida sa mère à se désarmer.

« T’es un bon petit, faut pas pleurer ; les pleurs, ça fait du bruit et ça attire les Kitins. »

Il plaça avec déférence toutes les parties de la Kostom maternelle sur les crochets fait pour les accueillir sur la paroi, Réa passa la main dans les cheveux en bataille de son fils.

« Tu sais ce qui faudra faire quand je retournerai à Atys, hein ? Faudra jeter mon corps tout en bas, parce que l’odeur attire les Kitins, et tu gardera mes armes. »

Konshu hocha la tête et alla s’asseoir à table, Réa se laissa tomber sur son tabouret et se mit à manger la bouillie brune… C’était chaud, juste ce qu’elle voulait. Konshu récita de sa petite voix rauque l’enseignement Fyros.

« Parce que ton corps, c’est tes armes ; et que comme ça, ben les ancêtres sont toujours là quand on a besoin d’eux, pour partir à la bataille avec ceux qui vivent. »

L’âge, la fatigue de cet éternel jeu de cache-cache qu’était la vie au sanctuaire, tout sembla peser sur la poitrine de Réa, épouse de Kaleb le forgeron. Elle prit une grande inspiration puis continua à manger, pour chasser l’envie de pleurer qui la prenait elle aussi.

« C’est toi notre forgeron maintenant, fils. »

Et la survie continua au sanctuaire de Noir Métal, chaque expédition pour collecter des ressources demandait son lot de vies, en retour des dons d’Atys. Des visages familiers disparaissaient, les feux dans les maisons s’éteignaient pour ne jamais être allumés à nouveau, la population fondait petit à petit, disparaissant dans les ténèbres qui étaient devenu le refuge des homins.

Puis l’émissaire de la Karavan arriva, là où jadis était venu mourir l’arc-en-ciel des ancêtres, lui et son étrange machine étaient apparus. Il parla de terres nouvelles, sur lesquelles brillait la lumière de Jena et où des cités homins s’élevaient, fières et majestueuses ; il annonça que le temps était venu, de remonter à la surface de l’écorce.

Le ciel, le soleil ; des idées extravagantes qui firent renaître l’espoir et rallumèrent le feu dans le coeur des plus jeunes Fyros de Noir Métal. L’émissaire de la Karavan parla d’un autre sanctuaire, à plusieurs jours de voyage de Noir Métal ; il y vivait des Trykers, qui comme les Fyros, faisaient partie des derniers, à habiter encore les refuges des temps sombres. C’était Eau Tranquille.

Tous les gens de Noir Métal étaient assez désespérés pour tailler leur chemin au travers des racines jusqu’à l’écorce ; le jour où la décision fut prise, Réa dit alors à son fils.

« Les mots, c’est des choses puissantes qui rentrent dans la tête des gens, ça peut les pousser à faire des choses dangereuses, comme la guerre ou bien de creuser là où il vaudrait mieux pas creuser. Méfie-toi des mots et des gens qui causent bien, c’est pas parce qu’un homin il dit être ton ami, qu’il l’est vraiment ; l’ami c’est celui qui dit rien, mais qui fait quelque chose pour toi. »

Mais Konshu était devenu un homme depuis plusieurs anneaux de bois déjà, enfilant son armure, il se contenta de répondre à sa mère.

« Alors on va faire quelque chose pour les petits homins d’Eau Tranquille, et puis pour nous aussi… On va voir le ciel. »

Et le sourire paisible et fier que Réa, femme de Kaleb le Forgeron, eût à ce moment ; fut le souvenir que Konshu garderait toujours de sa mère.

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Le flot de réfugiés s’étirait jusqu’à la forêt, encadré par les éclaireurs dans leur uniforme bleu ; c’étaient des gens sales et hagards, la majorité traînant les pieds, épuisés par l’exode. Cela faisait des mois qu’ils arrivaient sur l’île, mais les convois s’espaçaient de plus en plus dans le temps, leurs rangs maigrissant à vue d’œil. A chaque fois, c’était pour Guilan Guiter comme perdre à nouveau sa famille.

« Nous devons y retourner ! »

Mais toute la colère et la frustration du commandant Fyros n’y faisaient rien, en son fort intérieur elle savait que l’éclaireur en chef, Chiang le Fort, avait fait un choix honorable ; le dernier groupe s’était sacrifié pour ralentir les Kitins, les gardes des sanctuaires de Noir Métal et d’Eau Tranquille devaient tous être morts à l’heure qu’il est ; mais leurs gens étaient arrivés sur l’île, saints et saufs.

Le grand guerrier Zoraï, silencieux derrière le calme placide de son masque rituel ; semblaient se plier doucement dans la brise, tel un brin d’herbe. Il gardait pour lui ce que lui inspirait la douleur des autres homins, atrocement lisible sur leurs visages et dans les pleurs de ceux qui avaient perdus des proches en route.

« La nuit va tomber, nous enverrons un groupe au petit matin. »

C’était un geste probablement vain, et les éclaireurs seraient sûrement bien plus utiles ailleurs ; mais pour la Fyros, les réfugiés et peut-être même l’insondable Zoraï, c’était une façon de déclarer à la face d’Atys que tout espoir n’était pas mort en eux.

Et pendant ce temps, sous l’écorce…

Le staccato de la mitrailleuse et les éclairs de ses flammes de sortie donnaient à la scène un air de cauchemar, Samuel Kicktrigger regardait avec désespoir ses munitions se réduire à peau de chagrin. La racine sous sa position grouillait d’une masse hurlante, à peine discernable, de Kipees ; l’essaim n’allait pas tarder à trouver un chemin pour contourner le précipice et tailler en pièce les derniers défenseurs.

Le Tryker sursauta quand une main se posa sur son épaule, dans son armure couleur terre brûlée, le guerrier Fyros de Noir Métal lui fit signe de le suivre ; ils se repliaient sur la branche supérieure. Réglant la lentille de sa lanterne personnelle, le Tryker saisit sa mitrailleuse par la poignée de transport et suivit le Fyros, se courbant comme si cela pouvait le rendre invisible aux kitins de l’autre côté. Sur le chemin, il vit un artificier d’Eau Tranquille en train d’installer des explosifs sur la racine ; la méthode avait fait ses preuves, retenir l’ennemi, couper la racine ; se replier de façon ordonnée sous un feu de couverture.

Les gardes étaient une bonne trentaine à la jonction des deux convois, mais à présent, leur petit groupe comptait à peine huit membres ; cinq Trykers et trois Fyros.

« Eteins ta lampe, petit homin. »

Samuel évita de dire ce qu’il pensait du nom dont l’affublait l’autre guerrier, ces Fyros-là étaient des gens simples, il n’y avait rien de péjoratif dans leur propos ; ils parlaient si peu, qu’il était tout bonnement impossible de mal prendre leurs paroles… Et au bout de trois jours à se frayer un chemin dans les racines, côte à côte, il commençait à s’habituer à leur façon abrupte de faire les choses. Samuel sentit une grande main prendre la sienne alors qu’il se plongeait dans le noir en éteignant sa lanterne.

« Le feu ça attire les Kitins, si tu bouges pas et que tu fais pas de bruit, alors ils te trouveront pas. »

Samuel reconnut la voix malgré la distorsion du masque respirateur Kostom, il l’associait au visage tatoué de Konshu, le fils de Réa, une guerrière peu commode qui menait les gardes de Noir Métal.

« Hé, Konshu, qu’est-ce qu’on fait ? Pourquoi on s’arrête ? »

Dans l’obscurité, malgré les hurlements proches de l’essaim de Kipees, Samuel avait le sang qui lui bourdonnait aux oreilles ; on ne devait entendre que son cœur, battant comme un tambour, aux alentours.

« Aies pas peur dans le noir, je te lâcherai pas. »

La remarque faillit lui arracher un rire nerveux, ce Fyros n’était pas une lumière mais c’était un gars honnête ; il avait une intelligence pratique qui s’exprimait plus par des gestes que par ses paroles. Soudain, le garde Tryker se sentit hissé par le bras, et sa vue s’adapta à l’obscurité ; il ne devinait que quelques formes, car même en étant aussi proche de la surface, très peu de lumière filtrait sous l’écorce. Ils avaient grimpé sur la racine supérieure, l’artificier les rejoint et fit son rapport à Réa.

« Voilà, s’ils montent sur la racine d’en dessous, ça pète. »

La Fyros aux cheveux poivre et sel acquiesça d’un simple hochement de tête.

« Si Ma-Duk et Jena le veulent, on passera la nuit ici ; on a tué leur Kipesta, ils iront pas plus loin sans ses déjections pour les guider. Au matin, on verra mieux, et on pourra grimper pour rejoindre la surface. »

Et ce fut la nuit, la nuit de toutes les terreurs.

Samuel s’éveilla dans l’obscurité, c’était la pression de la main de Konshu sur la sienne, le Fyros était nerveux ; regagnant ses sens, le Tryker s’aperçut que tout le groupe était éveillé, la sentinelle avait donné l’alerte et le message passait en silence de main en main.

La luminosité avait légèrement augmentée, le hurlement des Kipees s’était tu, et à la place un bourdonnement inquiétant semblait s’approcher ; un son bas et lourd qui faisait mal aux tympans. Samuel Kicktrigger saisit sa mitrailleuse et engagea aussi silencieusement que possible une autre bande de munitions, sa dernière, avant d’armer le mécanisme.

Le bruit épouvantable était très proche, il faisait vibrer jusqu’à la racine elle-même ; les armures et l’équipement semblaient entrer en résonance, eux-aussi. Les gardes de Noir Métal et d’Eau Tranquille lâchèrent la main de leurs camarades et se préparèrent.

« Il est juste en dessous. »

L’artificier avait appuyé sur chacun de ses mots, chuchotés avec une intensité équivalente à un hurlement de terreur, Samuel pouvait imaginer la sueur froide dégoulinant le long de son dos… Ou peut-être était-ce tout simplement la sienne.

Il y eut un appel d’air venant de sous la branche, et c’est à cet instant, que l’enfer se déchaîna sous la forme d’une vague de feu rugissante, Samuel cessa de penser, tout ce qu’il pouvait assimiler était sa peur et une odeur de souffre.

Hurlant, car il brûlait vif ; l’artificier glissa sur le bord de la racine et dégringola dans le vide, illuminant un enchevêtrement de racines grouillant à présent de formes arachnoïdes ; Samuel hurla à son tour, autant de colère que de terreur, et se tourna vers l’origine de la flamme. Pressant la détente de son arme, il entraîna les cartouches de façon automatique ; transformant le nouveau Kipesta de l’essaim en un patchwork de fleurs de mort, les fluides vitaux du Kitin explosaient en gerbes colorées à l’impact de ses balles.

Puis le souffle d’une explosion projeta Samuel au sol, l’assourdissant et ne laissant dans ses oreilles qu’un sifflement suraigu ; Réa l’enjamba, et dans les mains de la vieille Fyros, son épée à deux lames s’enroba subitement de flammes magiques, révélant la silhouette monstrueuse d’un Kipee qui les surplombait.

« Alors c’est à ça, que ressemble la mort ? »

La pensée était étrange, empreinte d’une certaine sérénité, née de la résignation ; il n’y avait plus rien à faire… Réa fut coupée en deux au niveau de la taille par les puissantes mandibules du monstre, un flot de sang carmin et tiède arrosa les alentours, Samuel n’était pas bien sûr mais il pensait en être couvert. Le Kipee se baissait à présent vers lui, une de ses pattes frappa l’abdomen de sa proie pour la clouer au sol, la sérénité du Tryker s’effaçait alors que le son revenait dans ses oreilles, pareil à la douleur qui lui ravageait les intestins.

« FEU ET COLERE ! »

Le cri de guerre Fyros retentit alors qu’une forme lourde atterrissait, épieu en avant, sur la carapace dorsale du Kipee ; la chitine explosa, un liquide gluant et de la chair fibreuse accompagnèrent la pointe de l’épieu. Mais la bête n’abandonnait pas, et elle s’agita en tous sens, s’ébrouant avec violence pour détacher la petite créature qui lui infligeait tant de douleur ; le Fyros fut projeté contre une racine adjacente, son corps s’y écrasa dans un bruit écœurant d’os broyés ; de l’autre côté, c’est un garde Tryker qui fut projeté dans le vide par un coup de patte terrible.

L’épée enflammée sortit de nulle part, elle trancha une des pattes arrière du Kipee, le faisant basculer par dessus la racine. Le dernier des gardes Fyros fit passer son arme dans son dos, où une lanière la retenait ; puis il empoigna Samuel à bras le corps, le juchant sur son épaule. L’arme éteinte de la défunte Réa blessait les côtes du Tryker à chaque mouvement que faisait son sauveteur ; plus haut sur la racine, les deux derniers Trykers couvraient sa remontée avec leurs fusils. C’est à cet instant, que Samuel perdit connaissance.

La foule des réfugiés s’amassa à l’entrée du camp, la patrouille d’éclaireurs partie à l’aube était de retour ; Chiang le Fort, Guilan Guiter et tous les meilleurs guerriers étaient partis à la recherche d’éventuels survivants de l’arrière garde… Et ils les avaient ramenés. Mais aucun vivat, ni aucun cri de joie ne retentissait ; il étaient quatre, dont un inconscient ; sales et dépenaillés, leurs armures lacérées, bandés sommairement là où ils avaient été touchés. Seulement quatre sur les douze gardes restés derrière la colonne de réfugiés de la veille.

La foule se fendait devant eux, des mains appartenant à des gens en pleurs caressaient avec une émotion indicible ces trois ombres d’homins ; arrivés aux tentes qui faisaient office d’hôpital, ils se laissèrent tomber sur le sol, là où il y avait de la place. Les guérisseurs s’approchèrent, on prit le Tryker inconscient des bras du Fyros qui le portait ; une infirmière Matys eu toutes les peines du monde à délacer son heaume déchiré pour nettoyer une vilaine blessure qu’il avait reçue derrière l’oreille, tant le Fyros voulait voir ce qu’il advenait de son compagnon blessé. Le guérisseur Zoraï contourna la table d’examen puis posa sa main sur le cœur du Fyros, avec calme, il lui annonça la nouvelle.

« Sa graine est retournée à Atys. »

Les gens restés au dehors, regardaient interdits ; les deux Trykers rejoignirent le Fyros, ils se tenaient la main tous les trois, immobiles et silencieux. Puis le premier d’entre eux craqua, fondant en sanglots, alors que ses camarade le serraient dans leurs bras ; Konshu tapota l’épaule du cadavre de Samuel Kicktrigger et d’une petite voix brisée lui dit.

« Aies pas peur dans le noir, je te lâcherai pas. »

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Deux semaines avaient passé, les réfugiés s'étaient préparés à leur voyage final vers les nouvelles terres. Chiang le fort embrassait tout le campement du regard, depuis la tour de guet... A l'écart du groupe des Fyros qui devaient partir pour Pyr, un homin solitaire fourbissait des armes ; curieux, le Zoraï dirigea ses pas vers lui.

Il reconut un des trois gardes survivants du convoi en provenance des sanctuaires de Noir Métal et Eau Tranquille, à sa façon, comme la feuille portée par le vent ; Chiang  s'appuya sur sa hache, comme s'il avait toujours été là, à côté du Fyros.

« Ne te prépares-tu pas à partir avec les tiens ? »

Konshu s'arracha au briquage intensif de la grande lame ensorcelée et essuya du revers de la main la sueur qui lui coulait dans les yeux.

« Je pars pas, y a encore des homins là-dessous... Faut qu'on les aide à remonter. »

Le Zoraï inclina doucement la tête sur le côté pour signifier sa curiosité.

« C'est très courageux à toi, mais je ne pense pas que ce soit une sage décision ; ni pour toi, ni pour les autres. Les Kamis ont voulu que tu remontes à la lumière, il y a une raison pour cela... Penses-tu en savoir plus que les Kamis sur la façon dont roulent les pierres au fond des torrents ? »

La mine renfrognée du Fyros laissait à craindre qu'il ne soit une autre de ces têtes de Yelks avec lesquelles il fallait composer de gré ou de force ; mais il finit pas baisser le regard.

« En bas j'étais apprenti forgeron, ici ou à Pyr, je suis rien du tout ; survivre aux Kitins, c'est c'que j'sais faire. »

Chiang comprit que celui-là aurait de mal à se faire à la vie à la surface de l'écorce, son esprit serait toujours quelque part en bas, dans le noir où l'emmèneraient ses cauchemars nocturnes ; le mieux était de lui donner un but, et le tenir loin des racines assez longtemps pour que le soleil pénètre son âme, et que la graine germe.

« Tu veux protéger les homins de la menace Kittin Konshu, fils de Kaleb et de Réa ? Et bien soit, tu vas aller voir des gens que je connais en la cité impériale de Pyr, ils pourront avoir l'usage d'un bras et d'un coeur solides comme les tiens. »

Et alors, Konshu entendit pour la toute première fois parler des libres frontaliers... Et comme le Zoraï l'espérait, quelque part en lui, la graine, se mit à germer.

Créé le dimanche 3 juin 2007 à 1h15 par Guinch & mis à jour le dimanche 3 juin 2007 à 1h16