_ Hey Tim ! Tu veux mon dessert ?
Jash Boron Yorr se posa lourdement sur l’ensemble table/bancs en plastique, c’était un gars large comme un tronc d’arbre, la tête un peu plate, brun avec un large sourire.
_ Non, merci, j’aurai déjà du mal à avaler le mien… Une idée sur ce qu’est vraiment ce truc ?
_ C’est vert, gélatineux et probablement artificiel… Mais le COMPORN dit que c’est bon pour le soldat de l’ordre nouveau, ça fait bander plus longtemps et ça donne le poil brillant !
Yorr se prit un coup de poing dans le bras, et un regard noir de la part de la seule fille de la tablée, Timrönn sourit à Tessa Faràn et planta désespérément sa fourchette dans la « purée », la fourchette resta bien droite.
_ J’ai hâte d’embarquer sur le Protecteur, nom de nom, la bouffe nous tuera avant les rebelles si on reste ici un seul jour de plus.
Un fusilier approcha de la table, jetant des regards perdus dans l’immense hangar qui servait de réfectoire au détachement ; il finit par abandonner et s’adressa à Timrönn.
_ Salut, je peux manger avec vous les gars ?
La botte de Felton s’écrasa contre le banc, entre Timrönn et le nouveau ; elle n’eut pas beaucoup à lever les yeux pour toiser le jeune fuspa, vu sa haute stature ; désignant du menton le béret roulé dans l’attache d’épaule de sa combinaison, elle lâcha peu affable.
_ Dégage, c’est seulement pour les bérets rouges ici.
Timrönn secoua doucement la tête, on leur avait tellement rabâché qu’ils étaient l’élite, et c’est vrai que leur entraînement était salement plus corsé que celui du Fuspa standard, que l’esprit de corps dépassait parfois les bornes. Il tapota doucement la botte de sa camarade et elle finit par la retirer.
_ Fais pas attention, assieds-toi mon pote.
A partir du jour où Timrönn avait filé une correction à Tessa Faràn Felton en public, il eût enfin la paix ; et même plus qu’il ne demandait. Une horde de recrues éprouvait un nouveau respect pour lui et voulait faire ami-ami ou bien simplement courber l’échine devant le mâle Alpha, il s’était retrouvé bombardé chef naturel de sa petite bande, et essayait tant bien que mal de ne pas abuser de ce privilège gênant.
_ Je suis Tim Dann, voici Tess Felton et là c’est Jash Yorr ; on est du troisième bérets rouges. Et toi ?
_ Nolan Roidriller, trente-cinquième bataillon mécanisé ; je pilote un VAC.
_ Tu es pilote de boîte de conserve ?
_ Ouais, j’aurai préféré l’infanterie mais on a pas vraiment le choix en spécialité.
_ Tu embarques à bord de quelle baignoire ?
_ L’ISC Conquérant.
_ Bon rafiot, à ce qu’il paraît son capitaine est de chez nous.
_ Un Chandrilan ?
Yorr se frappa des poings contre la poitrine, rigolard comme à l’accoutumée.
_ Non, un Cabb !
Devant l’air curieux de Roidriller, Tim expliqua avec une certaine fierté.
_ Le plus grand continent de Chandrila est le domaine Cabb, tous les bérets rouges sont choisis parmi les fuspas originaires des terres du Lord Protecteur.
_ Oui, ça explique la couleur de votre béret, je n’avais pas fait le rapprochement avec le Lord Conétable de la garde royale.
Ce fut au tour de Felton de donner de pousser le cri de ralliement.
_ Ce béret est pas là juste pour faire joli ; on est entraînés à l’insertion en capsule orbitale, aux techniques commandos et chacun d’entre nous est capable de coller une branlée à mains nues à un soldat des troupes de choc. Je donne pas deux ans avant que notre unité soit aussi connue que le Conétable, le jour où on épinglera ces salauds de leaders de la rébellion, sois sûr que des bérets rouges seront dans les parages ! Booyah !
Les autres reprirent le cri de guerre des fusiliers en cœur ; en repensant à la naïveté de ce moment, Timrönn réaliserait plus tard à quel point il avait changé, et à quelle vitesse effrayante. L’adjudant Seral était du voyage, il avisa une table au milieu de la zone où les bérets rouges s’étaient installés, et y grimpa pour s’adresser aux troupes.
_ ECOUTEZ MOI BIEN TAS D’GLANDS ! VOUS EMBARQUEZ DEMAIN A BORD DES TRANSPORTS A DESTINATION DE BILBRINGI ET DE VOTRE AFFECTATION DEFINITIVE ! C’EST AUJOURD’HUI VOTRE DERNIERE CHANCE DE VOUS SAOULER, TIRER UN COUP, ET SUCER AUTRE CHOSE QUE DE L’OXYGENE EN BOÎTE POUR LES DEUX MOIS A VENIR. VOUS ETES A COMPTER DE MAINTENANT EN PERMISSION POUR LES DOUZE HEURES A VENIR, CECI EST UN ORDRE DU COLONEL KERN : AMUSEZ-VOUS !
Pour beaucoup, la soirée commença dès qu’ils atteignirent le premier bar près de la base ; la guerre était un business lucratif sur Bering, la base de la marine brassait tous les fusiliers en attente d’embarquement sur des vaisseaux amarrés à Bilbringi. L’endroit était un piège à touristes, avec ses échoppes en front de mer, ses restaurants, ses myriades de bars pas cher. La police militaire patrouillait la zone en fin de soirée pour ramasser les soldats ivres morts, ou intervenait « si nécessaire » pour stopper des bagarres prenant de l’ampleur. Mais le reste du temps, elle se gardait bien d’intervenir ; préférant laisser libre champ aux informateurs de l’Alliance pour approcher des militaires impériaux, pendant que des agents du BSI sous couverture les identifiaient.
Combien de bars avaient-ils faits ? Quatre ? Six ? Timrönn s’accrocha au lampadaire pour faire le point ; les formes floues de dizaines d’autres fusiliers en tenue noire et grise errant dans la rue qui descendait vers la mer.
_ Où sont Felton et Yorr ? Tu les as vu ?
Roidriller qui s’était joint à la fête, et pas qu’un peu ; finit de vomir ses cocktails, ses shots et sa salade de crevettes dans le caniveau, les mains sur les genoux.
_ Felton était en train de s’faire tatouer l’cul dans c’bar de pilotes de fonceurs… Yorr… Yorr, l’était pas avec nous y a une minute ?
_ Nan.
_ Ah ouais, il cherchait des bâtons de la mort… Ou du Muon, chais plus.
_ Putain.
Roidriller s’approcha, passant un bras autour de l’épaule de Timrönn.
_ Tim, t’es vraiment un mec à la cool… Un vrai frère.
_ Ouais.
_ Quand on sera là-bas, dans l’merdier ; si jamais tu vois une saloperie de non humain… Ou même une de ces cochonneries de traître à cheveux longs avec un flingue… T’sais…
_ Ouais.
_ Tu prends pas l’risque, tu tires le premier… Ces rebelles c’est des chiures, y s’planquent parmi les civils, tu fais bien gaffe.
_ Sûr Nolan.
_ Ch’te dis ça, c’est comme ça qu’ils ont eu mon frère, les laisse pas te faire la peau, hein Tim ? Tu m’as compris ? J’veux pas perdre un autre frère, parce qu’on est potes toi et moi.
Timrönn lui prit la main, comme pour sceller un pacte ; au moins aussi parti dans ce trip que son camarade du régiment blindé.
_ T’as ma parole, mec.
_ Alors c’est bien, on va tous se les faire, Booyah !
_ Booyah !
Et il lui vomit sur les bottes.