Konshu Ep2

Le ciel vide de tout nuage était dominé par le soleil rayonnant, tel un marteau sur une enclume, il frappait la cité de Pyr, réchauffant ses murs de terre jusqu’à la changer en four. A cette heure de la journée, les citoyens de Pyr s’abritaient dans la fraîcheur des caves de leurs maisons, ou traversaient à le hâte les allées ombragées du souk pour rejoindre un café.

Suant à grosses gouttes sous sa protection de chitine et de cuir usé, Konshu ne cessait de lever la tête au ciel, faisant visière de sa main ; il était perdu et la tête lui tournait, tant d’une impression de vide née de cet espace bien trop grand pour lui, que de la chaleur qui l’accablait depuis son arrivée.

Croisant quelques gardes vêtus de pourpre, qui guettaient depuis l’ombre d’une arche, il demanda son chemin et finit par dévaler les marches menant au « gosier en feu », c’était là une taverne, et pas un café ; durant la journée, l’endroit était d’un calme trompeur.

Le tenancier de l’établissement était un Fyros ayant vu bien des saisons, portant ses cheveux gris très court et cultivant des favoris d’une taille respectable ; il sourit en voyant le nouvel arrivant dans un tel état d’épuisement, il ne pouvait avoir aucun doute, c’était là un réfugié tout fraîchement arrivé de Silan. Ce qui trahissait Konshu, hormis sa désorientation évidente, était la couleur de sa Kostom ; à la surface, bien peu de Fyros s’habillaient de couleurs sombres, car la chaleur était le premier ennemi dans le désert, avant même les Kitins ou les bandits.

Avant que le nouveau venu n’ait pu souffler un mot, le tenancier lui versa une chope généreuse de bière locale.

« Bienvenue à Pyr, l’ami ; c’est la maison qui offre. »

Avec un sourire mêlant épuisement et gratitude, le réfugié se mit à lamper goulûment le contenu de sa chope ; le tenancier derrière son comptoir affichait toujours un sourire bienveillant et serein, il allait plumer ce gogo. Dans un premier temps, la bière n’étancherait pas sa soif, et dans un second, l’alcool allait agir sur ce pauvre hère déshydraté comme le venin du scorpion sur sa proie.

« Une aut’. »

Le tavernier sourit de plus belle et remplit à nouveau la chope.

« Ca te fera cinquante dappers l’ami. »

D’un geste violent, le réfugié aplatit les pièces d’ambre sur le bois du comptoir ; le tavernier sursauta, quelle vigueur ! Le client s’empara de la chope et la vida aussi vite que la première, faisant couler la mousse sur son menton, jusque dans son cou et à l’intérieur de la protection pectorale de son armure. Avec un rot sonore, il écrasa le cul de la chope sur le bar et d’un signe de tête comme en font les poivrots ; fit comprendre au tavernier qu’il ne comptait pas s’arrêter là.

Plusieurs heures et une petite fortune plus tard, Konshu ronflait, étalé sous une table au fond du « gosier en feu » ; il se réveilla en protégeant instinctivement son visage de ses avant-bras alors qu’il recevait une pluie de coups de balais.

« Allez, sors de là, on ferme, tu peux pas rester ici ; sors ou j’appelle la garde ! »

Traînant ses effets personnels qui raclaient sur le sol, il entama l’escalade des marches, sous le bruit sonore de son casque qui rebondissait à chaque pas. Les Kamis durent le guider, car malgré son ivresse, Konshu réussit à passer la porte est et trouver le fourrage d’une étable pour cuver son excès de boisson.

Réveillé par la langue râpeuse et l’haleine fétide d’un Mektoub en train de lui lécher le visage, le Fyros se demanda subitement s’il n’aurait pas préféré être mort… En guise de perceptions, il ne sentait qu’un vague picotement au bout de ses doigts, et sa vision était d’un flou absolu ; sa tête tambourinait comme sous la charge furieuse d’un Yelk piqué au vif, ses cheveux gras et sales s’ornaient de brins de paille qui accentuaient encore son allure sauvage.

C’est en traînant les pieds dans la poussière, que Konshu passa la porte de la cité, sous les rires et les quolibets des gardes en faction.

« La vie c’est qu’un gingo famélique et hargneux, du genre qui t’mord les mollets quand t’as une envie pressante. »

Le creux au vide de son estomac commença à se faire sentir, de même que sa langue semblait peser une tonne et être poisseuse comme un Kitin mort ; fouillant ses poches, il en exhuma ses dernier dappers pour s’acheter une miche de pain. Mâchonnant par petits bouts, comme un vieux Fyros édenté, Konshu continua son bonhomme de chemin en quête des bains publics.

Il resta un bon moment sous l’eau froide, ouvrant la bouche par moments pour laisser le liquide descendre dans sa gorge ; en fait, il resta appuyé dos au gros bloc de marbre bien frais jusqu’au début de l’après-midi… Malgré son estomac malade, il devait manger, mais il se rendait bien compte qu’il devrait d’abord trouver de l’argent.

C’est ainsi, que se guidant au bruit ; Konshu gagna le cœur de l’enfer, le haut fourneau de la forge impériale… Dans une chaleur à peine concevable, les artisans forgerons s’activaient, produisant les armes qui faisaient la puissance militaire du peuple Fyros ; après quelques tergiversations avec le contremaître, Konshu se mit torse nu et s’attela à la tâche. Dans la symphonie des marteaux cognant le métal, le bruissement des soufflets, le crépitement des flammes et le sifflement du métal chauffé à blanc puis plongé dans l’eau, l’après-midi passa comme un étrange rêve éveillé ; le ciel se teintait déjà de la couleur du feu, un ocre tout en nuances ; et malgré le peuple de Pyr qui reprenait possession de ses rues, tout semblait d’une paix parfaite, une fois sorti de la forge.

Avec ses quelques dappers, Konshu s’offrit un plat de semoule aux épices avec un bon bout de viande et un bol de lait de Caprini ; c’était plus qu’il ne lui en fallait… Le bonheur se trouvait dans cet étrange tableau fait de senteurs puissantes, de couleurs vives et de passions ; Pyr vivait comme un cœur battant, charriant ses citoyens comme le sang dans ses artères.

Konshu se fondit dans la foule, prenant la direction de la place du marché ; c’était un endroit très animé à la tombée de la nuit, mais il allait au delà, en dehors des portes, vers l’avenir.

C’est assis sous un bosquet d’arbre, au flanc d’une des collines entourant la cité, que Konshu fit la connaissance de ses deux premiers libres frontaliers ; c’étaient des gens peu semblables aux autres homins de la surface, lorsqu’ils passaient dans un endroit, c’était comme voir les flammes de sa torche se refléter sur la surface de l’ambre brut… Ils appartenaient au décor, mais quelque chose en eux chantait qu’il y avait plus caché au fond de leurs cœurs, là où la lumière des flammes et le regard ne pouvaient se rendre.

Le premier d’entre eux ressemblait aux homins orfèvres de Silan, son parler était comme la musique de l’eau ; Konshu ne comprenait pas les paroles, mais entendait l’émotion qui sous-tendait la mélodie, c’était la passion, la magie des mots contre laquelle sa mère l’avait mis en garde : des idées. La seconde était une Fyros, elle parlait peu, ses mots claquaient comme autant de coups de fouets, définitifs. Mais ces trois homins, assis sous leur arbre, avaient néanmoins quelque chose en commun qui transpirait de leurs regards, posés sur Pyr et son parterre de lumières ; ils aimaient cette terre, ils aimaient la vie.

Les autres libres frontaliers étaient à l’image de leurs chefs, hétéroclites, et pourtant liés ; à travers leurs différents langages, tant parlés que corporels, il n’y avait qu’espoir. Konshu était très gêné, se sentant maladroit sous l’attention d’autant de personnes ; mais il fut accueilli avec plus de chaleur et de simplicité que par ses propres gens à Silan. Il allait falloir redoubler d’efforts pour se montrer à la hauteur de ces gens, de ces idées ; avec ses pauvres mots, Konshu s’y engagea néanmoins. Un homin, ne devient accompli que lorsque sa nature, se marie avec sa fonction ; face à l’unité des ruches Kitin, la grande force des homins résidait en leurs différences, pour peu qu’ils les surpassent pour apercevoir alors, leur complémentarité. L’harmonie, Atys, se construisait dans l’imbrication inévitable de deux pôles ; mâle et femelle, Ma-Duk et Jena, les Kamis et la Karavan.
Pendant un court instant, le blason des libres frontaliers épinglé sur sa poitrine, Konshu cessa de se sentir perdu ou inutile ; à d’autres d’exprimer ces idées par des mots, lui le ferait à sa manière, dans l’action ; et dans sa tête, il dit à ses parents.

« On va faire un truc, pour tout le monde. »

Et Konshu, commença à faire « des trucs » dès le lendemain matin… Au grand dam de certains.

_

Le soleil était déjà haut dans le ciel, lorsque le Fyros arriva en vue de la porte de l’Est ; lavé et paré de sa nouvelle armure de pourpre au blason des libres frontaliers, il darda les gardes du regard qui le saluèrent quasiment comme s’il avait été l’un des leurs.

Konshu passa la place du marché et continua dans le dédales de ruelles jusqu’à atteindre une fontaine, là, il délaça son heaume et se rafraîchit des rigueurs de sa marche matinale. Installés sous des auvents, les marchands et les natifs regardaient la foule remonter en direction du square impérial ou du quartier d’habitations de la Dune, près de là où résidaient les guildes. L’odeur des herbes sortait des encensoirs pendus sur la devanture des étals, les grandes théières brillantes fleuraient bon sur leurs réchauds. Le Fyros se dit qu’un thé brûlant serait idéal pour faire cesser sa transpiration, et quelques fruits secs de l’étal du marchand l’accompagneraient très bien ; il allait céder à cette gourmandise, quand le chahut que faisait une troupe d’enfants non loin de là, attira son attention.

« Ouh le Karavanier ! Ouh le Karavanier ! »

Le chant venait d’une petite bande de jeunes Fyros, qui tournait autour d’un jeune Tryker prostré, en lui jetant des gravillons. Konshu accrocha son casque au crochet prévu à cet effet sur son baudrier, puis s’avança pour briser la cruelle farandole… Il n’avait jamais rien connu de tel, dans son enfance.

« Filons, v’là la garde ! »

Les enfants déguerpirent à l’approche de l’adulte en armure rouge, laissant le gamin qu’ils tourmentaient, seul, accroupi et en train de pleurer ; Konshu se baissa et essaya d’établir un contact visuel comme il le faisait effrontément avec toutes les personnes qu’il rencontrait, mais visiblement, il faisait encore plus peur au petit Tryker que les gosses qui s’en étaient pris à lui.

« Chuis pas Kitin, j’vais pas t’manger gamin. »

Visiblement, ça ne faisait guère d’effet ; malgré tout son bon cœur, Konshu se sentait désarmé face à ce genre de situations.

« Faut pas pleurer, les pleurs ça fait du bruit et l’bruit ça attire les Kitins… Ma m’man elle disait toujours ça ; mais là ça risque pas… Et pis des p’tits cailloux sur un p’tit homin ça doit faire aussi mal que des gros cailloux qu’on lance sur un gros homin, pas vrai ? »

Il y avait un petit jouet en fer sur le sol, il avait l’air abîmé comme si quelqu’un lui avait rageusement marché dessus ; c’était un petit Yubo de forme grossière. Konshu prit la chose entre ses gros doigts, et alors un miracle s’accomplit, les yeux du petit garçon suivirent ses mouvements. Faisant une moue très concentrée, l’apprenti forgeron regarda sous le ventre de la bête et farfouillant sur le sol, retrouva le ressort qui avait sauté… Après quelques efforts infructueux, il se lécha les lèvres, et la sueur au front, remonta le mécanisme du jouet ; une fois posé sur le sol, le petit Yubo se mit à avancer. On n’ entendait plus, à part le brouhaha du passage des gens, que le petit cliquetis des mécanismes du jouet ; et le guerrier Fyros dans sa lourde armure, le suivait des mêmes yeux brillants que le petit Tyrker devant lui, il ne pleurait plus.

« C’est vraiment un chouette truc que t’as là, tu dois z’être un ch’tit homin vachement spécial pour avoir un truc pareil. »

Konshu tendit le jouet vers le petit garçon avec un sourire simple et plein de bonhomie, le petit Tryker essuya ses larmes d’un revers des manches trop grandes qui lui tombaient sur les mains, puis il prit le jouet, parlant d’une petite voix enfantine.

« C’est mon papa qui l’a fait, mais j’ai perdu mon papa. »

Le Fyros aux cheveux en bataille plissa les lèvres, visiblement attentif, on eut dit un grand singe épouillant un congénère.

« S’pas grave, moi aussi j’ai perdu mon papa… C’tait dans l’noir, mais là y fait jour donc on va l’retrouver ton tiens, d’ac-o-d’ac ? »

Le petit garçon était sur le point de refondre en larmes, ce qui plongea le guerrier Fyros dans un moment d’intense panique ; et comme toujours dans ses moments là, aucun mot ne lui venait à l’esprit, il compensa par un acte. Agrippant le Tryker par la taille, il le jucha sur ses épaules et se redressa avant d’attaquer un panoramique de la place ; quelques passants éberlués regardaient la scène.

« PAPA ! PAPA ! »

Le petit bonhomme tendait son doigt vers une ruelle donnant sur le chemin des bonnes affaires ; Konshu s’élança, criant « Place ! » à tue tête pour fendre la foule. Lorsqu’ils arrivèrent enfin près de la charrette où se trouvait le couple de  marchands Tryker, Konshu s’aperçut que la première réaction de l’homin fut de pâlir à la vue de son armure carmin ; il s’arrêta à quelques pas puis s’accroupit pour faire descendre le petit garçon de ses épaules. Les retrouvailles amenèrent un sourire satisfait sur les lèvres du Fyros, et lorsque le marchand Tryker voulut délier sa bourse, il se recula comme si un Kipesta allait lui cracher des flammes au visage.

« J’veux pas d’vos sous l’ami, ce s’rait pas bien honorable. »

Le Tryker était probablement aussi gêné que lui ; c’est le petit garçon qui, avec la sagesse très simple qu’ont les enfants, mit fin à ce moment d’incompréhension mutuelle. Il posa son jouet dans la main de Konshu et courut vite se cacher dans les jupons de sa mère. C’est ainsi qu’ils se séparèrent, disparaissant dans le flot humain qui parcourait les artères de Pyr, sur un simple geste de la main.

Cette aventure avait rendu Konshu très pensif ; les propos que lui avaient tenu Ewene fille de Malawene, ou messire Edge, prenaient soudain un sens très réel… Les gens de la surface se disputaient à cause de leurs particularités raciales ou religieuses. C’était quelque chose de tout à fait incompréhensible pour le réfugié des primes racines, il n’y avait jamais eu dans son existence que deux ennemis, les Kitins et la faim.

_

La hasard voulut que ses pas le ramènent devant l’enseigne du « gosier en feu », la mécanique particulière du cerveau du Fyros, semblable à celle d’un moteur thermique, demandait du carburant ; Konshu descendit les marches menant à la taverne enfumée.
Un fond sonore alimenté par les rires et les conversations raisonnait entre les quatre murs, Konshu se dirigea directement vers le comptoir, les gens s’écartant au passage d’une armure rouge sang ; il frappa le bois du plat de la main, captant l’attention du tenancier, qui visiblement ne le remettait pas.

« Qu’est-ce que je te sers soldat, un petite chopine de bière ? »

Konshu serra la mâchoire d’un air dubitatif, puis fit un signe négatif de la tête, il désigna une jatte de terre cuite et le regard du tavernier s’illumina de compréhension.

« Je vois, dure journée, hein ? »

C’était une vilaine distillation de fruits locaux qui donnait un liquide incolore et très agressif, le genre de poison auquel on n’ose pas donner un nom autre que dérivé de l’onomatopée douloureuse qui résulte infailliblement de son abus. Dans notre cas, cette gnôle s’appelait « R’gh », contraction pour le bruit du renvoi de gorge, provoqué par l’attaque acide de la bile suite au vomissement.  

Konshu s’installa sur un tabouret, avec un cruchon de R’gh et un bol de noix, contemplant mentalement la terrible complexité du monde nouveau dans lequel il avait débarqué.

« Salut beau soldat. »

Le Fyros sourit à la jeune femme qui l’avait abordée, c’est un fait, le plus vieux métier du monde n’avait pas cours dans le sanctuaire dont il était issu. Lui caressant le dos de la main, la jeune femme se rapprocha de son oreille, lui susurrant des folies avant d’aiguillonner son lobe d’un coup de langue électrique.

« Ca te dit une petite partie de Yubo dans le trou ? »

Quoi que fut la nature du « Yubo dans le trou », Konshu était définitivement dans une disposition d’esprit pour en apprendre les règles.

« Sûr, j’connais pas c’jeu là, mais j’apprends vite. »

Elle lui fit un sourire aguicheur qui hérissa simultanément tous les poils et cheveux du Fyros, puis prit sa main et de l’autre tapota son entrejambe ; Konshu était au bord de l’évanouissement ou de la lévitation spontanée.

« Ah, ce Yubo là ? »

Et elle l’entraîna au dehors pour rejoindre un bâtiment attenant, sur le perron duquel brillait un lampion écarlate. Arrivés dans la petite chambrée anonyme, alors que la diabolique Fyros avait délacé d’une main experte les fixations de la Kostom, Konshu déglutit difficilement et trouva néanmoins la force d’adresser la parole à sa compagne éphémère.

« On peut fermer l’volet ? »

Elle s’exécuta docilement, faisant glisser la persienne en place avec un petit rire aimable.

« Timide ? »

Il n’y eut pour avertissement que le bruit des pièces d’armures heurtant le sol.

« Non, c’pas ça. »

_

Il était tard dans la nuit, les rues étaient quasiment déserte si ce n’est pour les veilleurs de nuit et quelques ivrognes rentrant péniblement jusqu’à leur domicile ; l’escouade de gardes arriva au pas de gymnastique, dans le claquement des parties volantes et jupes de protection des lourdes Kostom contre le reste de leur cuirasse.

Le tenancier les attendait dans la ruelle avec une lanterne en main, son visage trahissait une inquiétude sincère, qui pour ce genre d’individus ne pouvait provenir que d’ennuis financiers ou légaux.

« Dépêchez vous, il est en train de la tuer ! »

Le hurlement plaintif retentit dans la ruelle, surprenant jusqu’aux gardes pourtant endurcis à soutenir les assauts nocturnes des Kipees sur les portes et avant-postes de la Dune. Ils grimpèrent dans le fracas de leurs armes l’escalier de bois, les occupants des autres chambres de la maison des plaisirs étaient tous sortis, pour voir de quoi il en retournait. Un autre hurlement encore plus intense retentit alors qu’ils se trouvaient devant la porte close ; le sergent prit une inspiration et enfonça la porte d’un lourd coup de botte.

La lumière inonda la chambre, et Konshu se retourna, ses yeux jaunes brillants comme ceux d’un Yubo pris sur la trajectoire d’un vaisseau Karavan en pleine nuit. Le sergent regarda la scène, interloqué, se demandant comment il était physiquement possible d’en arriver là, son cerveau refusait tout simplement d’assimiler les images que lui retournaient ses yeux ; d’une voix blanche il s’exclama.

« MA-DUK ! »

Konshu restait immobile, interdit devant la foule curieuse qui se pressait à présent dans l’encadrement de la porte ; une main jaillit du lit et empoigna la toison épaisse de sa poitrine, elle tira dessus si violemment qu’elle manqua de lui arracher une pleine poignée de poils ; la voix rauque de la prostituée, comme celle d’un fauve le rappela à ses devoirs.

« Ne t’arrête pas, surtout pas maintenant ! »

Konshu haussa les épaules et reprit ses activités nocturnes ; un oreiller jetée par une deuxième main rageuse atterrit en pleine figure du sergent.

« Fermez cette dragonnerie de porte ! »

_

Le capitaine de la garde de Pyr n’aimait pas être dérangé lorsqu’il dînait en compagnie de notables et de sénateurs ; cependant, un sergent de rue était tombé sur un os trop gros à ronger, et avait finalement fait appel au dernier recours, faire descendre le capitaine de la salle des réceptions jusque dans les geôles du palais.

Les gardes de Pyr étaient l’élite militaire Fyros, défendant la cité impériale, le trône et l’empereur lui-même ; fallait-il que ce fut grave pour qu’un vétéran tel qu’un sergent ne puisse se dépatouiller lui-même d’un problème. Qui sait, peut-être s’agissait-il de conspirateurs pro-Karavan ou bien d’espions Matys ? Le capitaine arriva néanmoins furibond en bas de l’escalier, toisant le garde qui lui avait ouvert la lourde porte.

« Où est votre sergent ? »

Le garde fit un signe du pouce par dessus son épaule, deux de ses camarades essayaient de soulager un pauvre Fyros plié en deux et poussant des gémissements à fendre l’âme. Il est une vérité que tout homin se doit d’apprendre, et souvent de façon douloureuse : Le Yubo est un petit animal craintif et tout ce qu’il y a de plus mignon, mais si vous le dérangez lors de sa parade nuptiale, il vaudrait mieux pour vous que vous courriez très vite… Très, très vite. Dans le cas du sergent, nulle maîtrise des arts de la guerre n’aurait su le prémunir contre une main à la poigne solide enserrant ses parties génitales. Le premier garde termina de verser sa cruche d’eau froide sur l’entrejambe du sergent, puis aperçut le capitaine, il essaya de formuler les événement aussi clairement que possible, peine perdue.

« Il l’a soulevé par… Enfin… Et il l’a jeté à travers la persienne, jusque dans la rue. »

Le capitaine fit de grands yeux ronds, on l’avait dérangé pour…ça ? Le second garde, une femme, fit de son mieux pour appuyer le récit de son premier camarade, mimant des gestes de griffure.

« Et après, la catin nous a sauté dessus… Elle a assommé Arthesys avec un pot de chambre ! »

Le capitaine passa une main dépitée sur son visage blanc de fureur et de déception, mais qu’est-ce que ça signifiait ? Les gardes se disputaient à présent sur leur version des événements, l’officier dut pousser une gueulante Fyros à l’ancienne pour y mettre un terme.

« Par le grand incendiaire ! Quelqu’un peut-il me dire, ce que je fais là ? »

Le portier se décala sur le côté, levant un doigt prudent à l’attention du capitaine avant de prendre la parole.

« Ben… C’est que le suspect en question, est une recrue des libres frontaliers, mon capitaine. »

Dès qu’une légion impériale faisait relâche à Pyr, les rixes de tavernes et autres échauffourées coutumières des hommes d’armes éclataient partout dans la ville basse ; mais s’il est un corps militaire avec lequel il n’y avait jamais eu aucun problème, c’était bien celui des libres frontaliers. Le capitaine secoua la tête, comme si tout cela n’était qu’un mauvais rêve puis fit quelques pas vers la cellule dans laquelle on avait engeôlé l’énergumène. C’était le Fyros type, tâchant de couvrir sa vertu avec un drap, et il sauta sur ses pieds à la vue du capitaine.

« C’est vous qui vous amusez à perturber l’ordre publique, faire atteinte aux bonnes mœurs et porter la main sur les gardes de la cité ? »

D’un air paniqué, le Fyros regarda dans la geôle à la recherche de quelqu’un d’autre, mais il y était seul ; puis il ouvrit la bouche et une avalanche de propos insensés se déversa sur le pauvre officier à bout de patience.

« Même que non Capt’aine, d’abord on jouait au Yubo dans l’trou avec la dame et puis v’là t’y pas qu’les gardes z’enfoncent la porte et qui m’disent que j’sème la zizi…Zizanie. Alors le gars m’agrippe par l’bras mais moi j’voulais enfiler ma culotte ; et qu’on s’dispute pac’que j’avais déjà payé ; alors j’lui attrape le Yubo, y tombe à la renverse et zou qu’il casse le joli volet et passe dans la rue ! Tout l’reste, le pot plein d’pipi et les griffures, j’le jure sur mes ancêtres, c’était pas moi, non mon capt’aine. »

Ce gars-là avait l’air candide , regardant le capitaine dans son uniforme de parade comme s’il avait eu Dexton lui-même en face de lui… On faisait de très bon soldats avec les simples d’esprit ; et si les libres frontaliers lui avaient laissé sa chance, c’est qu’il compensait sûrement son manque apparent d’éducation par une abnégation à toute épreuve.

« Vous passerez la nuit en prison, ça vous fera réfléchir soldat! »

Le Fyros se mit au garde à vous et salua le capitaine, faisant tomber le drap qui le couvrait ; un moment de silence et de stupeur s’ensuivit ; les gardes valides rejoignirent les côtés du capitaine, lequel n’eut qu’un mot pour exprimer sa pensée.

« MA-DUK… »

La garde mit un coup de coude à son collègue avec lequel elle avait eu un différent, l’air satisfaite.

« Je t’ai bien dit que je n’avais pas trouvée de massue en fouillant la chambre ! »

Créé le dimanche 3 juin 2007 à 1h14 par Guinch & mis à jour le mercredi 20 mars 2013 à 14h06