Le marché
Comme bien souvent, Fairhaven débordait d'activités. En cet automne doux et clément, c'était le début de l'après-midi d'une belle journée ensoleillée. Le marché de Fairhaven touchait à sa fin alors que de nombreux homins allaient et venaient sur les pontons de bois qui enjambaient le lac de la liberté. Les marchés de la capitale tryker étaient réputés partout sur Atys et attiraient une foule nombreuse sans considération d'origine ou de croyance.
Tel un intrus, un jeune tryker était accoudé au comptoir du bar de Ba'Naer Liffan, en plein centre-ville. Vêtu d'une tenue de combat fyros rouge dont l'usure apparente laissait deviner qu'elle avait servie de nombreuses fois, le tryker demeurait immobile et silencieux, le regard perdu dans sa chope de bière aux trois quarts pleine. Cela faisait de longues minutes qu'il était ainsi.
Au premier abord, un observateur aurait remarqué que le tryker paraissait jeune, comme s'il éprouvait quelque peine à sortir de l'adolescence. Cette impression était renforcée par des cheveux courts très blonds ainsi qu'une allure générale maigrichonne et nonchalante.
Mais le même observateur, s'il prenait la peine de bien regarder, aurait aussi constaté que le jeune homin avait l'air soucieux et abattu. Il ne prêtait aucune attention à l'activité trépidante de la cité lacustre. Car depuis de longues semaines son esprit était ailleurs : Liiana avait disparu.
Bien sûr, Wull ne s'était pas inquiété tout de suite. Tous deux cultivaient leur indépendance. Mais il finit vite par s'inquiéter, car même lorsqu'ils ne pouvaient passer de longs moments ensembles, ils s'arrangeaient toujours pour se croiser ne serait-ce que quelques minutes assez régulièrement. Et sans le moindre signe, sans laisser ne serait-ce qu'un court message, Liiana semblait avoir disparu de la surface d'Atys. Cela ne ressemblait pas à la trykette.
Alors, Wull était parti à sa recherche. Il commença par questionner leurs connaissances communes.
Lydix Deps, qui tenait une des tavernes de Pyr que Liiana et Wull avaient fréquenté plus d'une fois, apprit au tryker que cette disparition n'était pas un cas unique. Plusieurs de ses amis, également membres des "Enfants d'Élias" étaient portés disparus.
Pyr, Fairhaven, Zora et même Yrkanis... Wull ratissa de long en large les quatre capitales. En vain. Il avait l'impression de devenir fou : c'était comme si Liiana n'avait jamais existé. Comment était-ce possible ? Comment se faisait-il que cela n'inquiète personne ? Il lui fallait aller au-delà des grandes villes. Il décida de sillonner la région des lacs en solitaire, poussé par l'énergie du désespoir.
L'inspection des lacs lui prit des semaines. Il rencontra presque toutes les tribus qui y habitaient, visita chaque recoin de tous les villages tryker qu'il traversait. Toujours rien. La traversée des lacs fut aussi l'occasion de retrouver des lieux chargés de souvenirs de moments de bonheur partagé. Mais comme cela lui semblait lointain !
Il avait commencé à se faire plus rare aux entraînements de la Garde Noire et il était exceptionnel de le croiser du côté du camp des Libres. À vrai dire, Wull ne prenait plus aucun plaisir à s'entraîner. Ni à grand chose d'autre d'ailleurs... Il aurait sans doute pu confier son inquiétude à ses amis. Mais l'occasion ne s'était jamais présentée et il ne voulait pas les inquiéter avec cette histoire. Il préférait rester seul, souvent à Thesos, et garder le maigre espoir de voir resurgir le passé. Il s'imaginait Liiana arriver enfin aux portes de l'oasis, suivie par ses toubs. Mais cela n'arriva pas. Plus le temps passait, et plus il devait se rendre à l'évidence que tout ceci appartenait au passé.
Le passé... Depuis la création des "Enfants d'Élias", les derniers mois que Wull avait passés avec Liiana avaient été tumultueux. Et plutôt bizarres. Plus d'une fois, le tryker s'en était inquiété. Ce n'est pas qu'il trouvait que Liiana allait trop loin : elle et ses amis allaient trop vite. Forcément, ce n'était visiblement pas du goût de tout le monde. À commencer par la Karavan bien sûr. Maudite guerre, maudites religions et maudits homins qui se laissaient entraîner dans un conflit qui n'aurait pas dû être le leur ! Mais ce n'était pas la seule piste.
Wull avait pensé aux esclavagistes Matis. Depuis l'opération contre Lonevo Falconi, qui sait, peut-être ce clan était-il toujours aux affaires... Pourtant, il était retourné plusieurs fois à Yrkanis et ses quelques contacts en pays Matis lui avaient garanti que la maison Di Falcione n'était plus une menace.
Enfin, il y avait les trytonistes. Jusqu'où certains étaient prêts à aller pour garantir leur couverture ? Les Enfants d'Élias n'étaient-ils pas une menace pour cette dernière ? Le tryker chassa cette pensée de son esprit. Il leva les yeux de sa bière et regarda autour de lui. La foule était dense et diverse. Il pensa tout haut, dans un murmure à peine perceptible...
"Qui aurait pu faire ça ?"
Il soupira.
"Faire quoi ?"
Wull fut surpris. Il n'avait pas remarqué que Ba'Naer, derrière le comptoir, était maintenant tout proche de lui. Le barman le fixait d'un regard interrogatif. Wull savait que Ba' était curieux et bavard et il répondit d'un ton sec ne lui ressemblant guère. Il espérait mettre fin à la conversation avant même qu'elle ne commence.
"Rien Ba', rien du tout !"
Le jeune tryker attrapa sa chope d'un geste vif et ne la reposa que lorsqu'elle fut vide. Il s'apprêtait à quitter le bar lorsque Ba'Naer le saisit par l'épaule :
"Jeune homin, je crois qu'il est temps que nous ayons tous les deux une discussion sérieuse !"
Parrain
(adapté d'une contribution de Tannick, sur le site des Libres Frontaliers)
Wull se retourna vers Ba'Naer, de plus en plus surpris. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais s'arrêta net. Il venait d'apercevoir Tannick, son parrain, qui arrivait au bar. Le fyros portait un énorme sac. Il le posa sur le bar, dans un grand bruit de métal qui s'entrechoque, jeta un oeil à la chope vide et s'adressa au barman.
"Vous me la noterez Ba'Naer, et mettez-moi un lait de mektoub... Les voyages dans les primes racines restent épuisants... un petit remontant me ferait du bien !"
Wull regardait sans un mot son parrain. Tandis que Ba' préparait la commande de Tannick, ce dernier posa une main sur l'épaule du jeune tryker.
"Je suis désolé de mon peu de présence en ce moment, Wull... Mais ce visage ne te convient guère..."
Wull voulut répondre, mais Ba'Naer arriva et servit le verre de Tannick. Ce dernier le fit tinter contre la chope de son filleul. Wull esquissa un sourire timide en voyant Tannick engloutir son lait de toub d'un trait avant de poser une main sur son sac.
"J'ai tout ceci à déposer à mon appartement et à reprendre des armes dans un meilleur état... et surtout me changer" dit-il en tapant sur sa cuisse qui fit voler un nuage de sciure assez dense.
Peut-être pourrions-nous bavarder ou encore faire un bout de chemin ensemble si tu es toujours là à mon retour."
Sur un sourire, Tannick empoigna l'épaule du tryker et la serra dans un mouvement fraternel puis reparti comme il était arrivé. Wull le regarda se diriger vers la façade des vents où se trouvait son appartement, à quelques pas de là. Il réalisa que durant les quelques minutes qu'il avait passées avec son parrain, il n'avait pas dit un mot !